Les putains du Diable

Le procès en sorcellerie des femmes

(Extraits)

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Sur les cendres des bûchers, naissance de l’État moderne

La répression de la sorcellerie présente un caractère largement uniforme malgré quelques différences selon les espaces et les époques considérés, et la démonologie, qui diffuse à la fois la doctrine sur le Diable et les méthodes « exceptionnelles » pour juger le plus abominable des crimes, contribue par ses traités à l’adoption d’un comportement commun à tous les magistrats. Quels que soit les régimes politiques, en majorité monarchiques – mais il y a aussi quelques républiques, à Venise, à Genève, en Allemagne…-, quelle que soit la religion quand le christianisme se scinde entre protestants et catholiques, une grande majorité de femmes est brûlée sur des bûchers pour un même forfait qui se révélera, par la suite, imaginaire. Il faut donc que les femmes, en tant que telles, présentent un réel danger pour n’avoir d’autre solution que d’en supprimer un maximum. Et qui peut les faire disparaître légalement si ce n’est l’autorité légitime.

À l’Église de donner le coup d’envoi, elle qui entend contrôler l’ensemble de la vie civile, les relations entre les sexes, le comportement des femmes en particulier, et leur corps si enclin à la tentation. Mais en s’assurant, dans les procès en sorcellerie, de l’aide logistique des magistrats séculiers, elle ne tarde pas à se faire déborder par ceux-ci. Les sorcières vont donc constituer un enjeu de pouvoir entre l’Église et l’État, lequel ne peut s’ériger sous sa forme moderne qu’en prenant son autonomie par rapport à la religion et en établissant sa prééminence sur l’Église. Paradoxalement, dans cette émancipation qui conduit à sa laïcisation, l’État se construit par le biais de procès éminemment « religieux », puisque la sorcellerie est d’abord d’un crime de lèse-majesté divine et que les juges sont amenés à se positionner sur des questions de dogme.

Les historiens les plus récents, comme Muchembled, s’ils admettent que la chasse aux sorcières est compréhensible en termes religieux, estiment qu’un de ses multiples sens se trouve au cœur du politique : il s’agit d’affirmer la souveraineté de l’État, de fabriquer un « sujet obéissant » si l’on veut prendre l’expression dans un sens générique, mais qui, pour nous, est d’abord, comme nous l’avons déjà noté, une sujette obéissante. R. Muchembled lie également le phénomène de la sorcellerie à l’émergence de l’autonomie de l’individu. C’est partiellement exact, à condition de préciser que c’est celle de l’individu-homme qu’il s’agit de promouvoir. L’État, qui se bâtira au masculin, doit d’abord, pour s’assurer la forme unisexe que nous lui connaissons encore largement aujourd’hui, enrayer toute possibilité de généralisation de l’autonomie et du pouvoir aux femmes. Nous verrons donc comment la sorcellerie répond à une peur, largement fantasmée, d’un pouvoir des femmes, puis comment, dans un jeu complexe entre l’Église et l’État, la répression des sorcières par les magistrats sert à asseoir la souveraineté étatique.

Le fantasme d’une monté en puissance des femmes

La crainte envers l’espèce féminine, que traduisent les procès de sorcières, est née d’une réalité diffuse et dont les hommes semblent prendre une conscience plus aiguë vers la fin du XVe siècle : la place grandissante des femmes dans l’espace social tout au long du Moyen Âge. Les inquisiteurs Institoris et Sprenger, en 1486, constatent, catastrophés : « Ce temps-ci est le temps de la femme. » Des spécialistes de l’histoire médiévale notent : « On pourrait croire que dans une société dirigée par les hommes, telle que la société féodale, le rôle des femmes devait être réduit; la réalité était sensiblement différente. » À une vision misérabiliste de la condition de la femme au Moyen ¸Âge – une victime impuissante de la brutalité masculine – qui conforte, en fait, le discours, longtemps dominant, sur la nature faible et passive de la femme, a succédé, dans les travaux les plus récents, une autre image de celle-ci : un être qui n’était ni sans défense ni sans pouvoir. S’il en était autrement, comment comprendre l’acharnement des hommes contre des créatures si inoffensives? Il nous faudra donc d’abord replonger dans le contexte de l’époque pour comprendre à la fois la situation réelle de la femme et comment elle est perçue en son temps. Les mutations économiques et sociales qui interviennent à partir du XIIe siècle ont des répercussions sur les activités des femmes, réveillant cette double hantise masculine, toujours latente : celle d’une émancipation complète du sexe faible et de sa prise de pouvoir. Si cette peur prend déjà consistance dans une attitude de plus en plus répressive dans la vie quotidienne vis-à-vis du sexe opposé que les hommes s’imaginent « en opposition » à eux, la démonologie, au travers des multiples récits de sorcières, lui fournit ses symboles […].

Restituer les acteurs dans le contexte de cette époque, c’est d’abord comprendre comment ils sont plongés dans cette civilisation occidentale, uniformément chrétienne, qui forge leurs mentalités. Or, le christianisme, s’il semble aujourd’hui peu favorable aux femmes à cause des positions du Vatican sur la contraception, l’avortement…, leur a donné en ses débuts, au moins dans le principe, quelques atouts. Sans en faire le champion de l’égalité des sexes, à l’instar de certains auteurs du XIXe siècle comme E. Legouvé, sa nouveauté tient d’abord dans l’affirmation de l’égalité de tous devant Dieu. Mais, sur terre, c’est la doctrine du mariage qui va largement profiter à la femme, lui apportant des garanties contre les abus, auparavant licites, du pater familias auquel elle reste néanmoins soumise. Nous avons vu comment, en concordance, cette fois, avec le droit romain, le christianisme mettait le consentement de l’un et l’autre conjoints au cœur de l’union, pour éviter, sans grand succès, les manigances des familles et les calculs financiers dans la conclusion des alliances matrimoniales. Les autres caractères du mariage chrétien permettent à la fois de protéger l’épouse et d’affirmer une certaine égalité des sexes. Ainsi la monogamie profite à la femme : elle n’est pas aussi évidente qu’aujourd’hui – du moins dans les pays occidentaux -, mais est encore largement discutée jusqu’au XVIIe siècle, au prétexte que les patriarches de l’Ancien Testament avaient plusieurs concubines. Des jurisconsultes comme Pufendorf discutent des avantages comparés de la polyandrie (une femme et plusieurs maris) et de la polygamie (un homme et plusieurs épouses), écartant assez rapidement le premier cas de figure, au motif qu’on ne saurait pas qui est le père, pour peser avantages et inconvénients du second et confirmer, finalement, le dogme de la monogamie. Le mariage est donc assorti du serment de fidélité qui place les deux conjoints à égalité face à l’adultère, même si, dans les faits, la liberté masculine en ce domaine dispose d’un champ plus vaste. Enfin, l’indissolubilité du mariage garantit l’épouse contre la répudiation.

Au niveau le plus intime, les époux devraient se trouver aussi sur le même plan. Le mariage a pour but la procréation, qui exige le concours des deux époux.  Si les théories médicales qui resteront en vigueur jusqu’au XVIIIe siècle donnent au mari le rôle principal dans la génération – c’est lui qui transmet le principe de vie à l’enfant, la femme simple réceptacle se contentant de nourrir dans son ventre la petite graine-, il est nécessaire, pour le succès de la conception, que l’accouplement s’accompagne du plaisir de l’homme et de celui de la femme. Il faudra là aussi attendre le XVIIIe siècle pour que les médecins découvrent que la jouissance n’est pas indispensable à la conception. Jusqu’à cette époque, les ouvrages médicaux recommandent au mari de prendre bien soin de la partenaire pour parvenir au résultat : « l’homme étant couché avec sa compagne, il doit la câliner, la chatouiller, la caresser et l’émouvoir », conseille A. Paré au XVIe siècle. Ceci exclut, au moins formellement, toute brutalité. D’autre part, depuis saint Paul qui affirme qu’à côté du but procréatif les époux ont le droit de s’unir sexuellement, pour éviter de « brûler », l’homme a droit au corps de la femme comme elle a droit à celui du mari : « Que le mari s’acquitte de son devoir envers sa femme, et pareillement la femme envers son mari. La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement, le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme », énonce-t-il dans son Épître aux Corinthiens. Cette similitude de traitement, qui semble paradoxale à nombre de commentateurs, est constamment répété : en 1501, à Nicole et Emeri, l’officialité de Troyes « rappelle aux époux que toutes les fois que l’un demande à l’autre de lui rendre le devoir conjugal, en un lieu sûr, le second doit s’exécuter ». Ainsi pour J. Viguerius, en 1580, « de même que l’homme est tenu à l’épouse dans l’acte conjugal […] selon ce qui est de l’homme, ainsi l’épouse à l’homme selon ce qui est de la femme ». Enfin, si le plaisir est à la fois nécessaire et toléré pour les deux sexes, il convient, selon l’Église, de ne point en abuser, et l’injonction de se comporter au lit « en toute honnesteté et révérence » vaut pour le mari comme pour l’épouse. Lui ne doit pas, selon Benedicti dans son traité de 1584, être transporté pour elle d’« un amour démesuré », la cogner si ardemment « pour contenter sa volupté » et se montrer « plustost débordé amoureux envers sa femme ». Même obligation pour elle, « parquoy il ne faut pas que l’homme use de sa femme comme d’une putain, ni que la femme se porte envers son mary comme avec un amoureux ».

Georges Duby nous présente une tout autre vision de son « mâle « Moyen Âge. Du corps de son épouse, le mari omnipotent deviendrait « le tenancier, autorisé à s’en servir, à l’exploiter, à lui faire porter fruit ». L’historien n’évoque pas le debitum correspondant de l’homme, qui peut conduire le mari devant le tribunal pour motif d’impuissance. Si le viol conjugal, avant l’invention de l’expression, a existé, exercé par l’homme, qui nous dit que les violences conjugales de toute nature étaient pires au Moyen Âge, dans ces temps prétendument frustes et obscurantistes, qu’aujourd’hui, où les statistiques nous parlent, dans notre France civilisée, de six femmes par mois décédées sous les coups du conjoint, et ceci dans tous les milieux? Soucieux de défendre son point de vue, Duby avance, contresens manifeste concernant les thèses médicales en cours depuis Galien et tous les traités sur la stérilité du Moyen Âge, que la femme est présenté, à l’époque, comme « froide dans l’acquittement du debitum » et que le mari a interdiction «de l’échauffer »! Il est important de démentir un tel credo car, si la femme était cette poupée gonflée, subissant sans broncher les assauts du mari, comment expliquer les procès en sorcellerie qui partent au contraire du « désir insatiable » de la femelle, une vraie Marie-couche-toi-là qui s’accouple non seulement avec hommes et bêtes mais avec l’être le plus repoussant, le Diable? Comment expliquer cette hantise de la lubricité féminine, hantise croissante depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à prendre ensuite un tour obsessionnel chez les démonologues?

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Extinction des feux et triomphe de l’État-Léviathan

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La puissance diabolique de l’État

Le XVIe siècle a connu une répression des sorcières d’une intensité jamais atteinte au Moyen Âge, accompagnée de sa théorie démonologique, et, en même temps, l’émergence d’un esprit scientifique qui entend percer les mystères de la nature, et tenant Dieu et Diable à l’écart de réflexions fondées sur la seule Raison : tandis qu’auparavant il fallait faire coïncider les explications scientifiques avec le plan divin ou déclarer forfait face à ce qui était censé relever du surnaturel, désormais c’est à Dieu de se plier aux lois naturelles, simplement parce qu’il ne peut transgresser arbitrairement ce qu’il a lui-même établi, énoncera Spinoza.

Bodin illustre au mieux la juxtaposition de ces deux démarches antinomiques : d’un côté le démonologue est convaincu du coït des sorcières avec le Diable et renvoie, comme nous l’avons rappelé, le médecin J. Wier à l’observation des urines de ses patients, avec interdiction de se mêler d’une métaphysique inaccessible aux misérables mortels; de l’autre, le théoricien de la Lettre à M. De Malestroit et des Six livres de la République donne au politique, au pouvoir temporel, la plus grande latitude de manœuvre, sans mentionner le Diable et avec une référence à Dieu assez formelle. Ce qui forme le dénominateur commun à ces deux ouvrages si opposés en apparence, la Démonomanie et la République, ce sont les femmes : dans un cas la répression d’un grand nombre d’entre elles, les sorcières; dans l’autre, la normalisation de la domination de toutes les femmes par le sexe fort, au travers de la théorie d’une souveraineté pensé et exercée au masculin, dans le privé comme au niveau strictement politique. L’existence de ces deux ouvrages, sous la plume d’un même auteur, peut paraître assez déroutante aujourd’hui puisque Bodin pose, d’un côté, les bases de cette souveraineté qui permettra, en douceur, la maîtrise légale des femmes et rendra inutile la figure de la sorcière, mais justifie dans la Démonomanie, écrite après la République, une répression des plus rigoureuses de la sorcellerie. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque pour comprendre cette juxtaposition en apparence incohérente : cette souveraineté dont il pose les bases n’est précisément pas encore acquise et les procès appartiennent aux nécessités perçues à l’époque. Les écrits de Bodin sur la tolérance, qui semblent tellement en contradiction, eux aussi, avec la Démonomanie, s’inscrivent dans cette logique : comment, s’est-on étonné, celui qui prône la coexistence pacifique entre protestants et catholiques pouvait-il être, dans le même temps, celui qui encourageait les juges à condamner le maximum de sorcières à « une mort exquise »? Pour comprendre cette position de Bodin, il suffit de se demander qui étaient les principales victimes des guerres de Religion : des hommes principalement, puisqu’eux seuls portent les armes; en s’entre-tuant, ils se trompent d’adversaires alors même qu’en fait protestants et catholiques, unis sous un même dieu, ont déjà bien compris leur intérêt commun en poursuivant les sorcières avec un même zèle…

C’est la démarche politique et scientifique qui va triompher définitivement par la suite, reléguant la sorcellerie au rang des superstitions du passé : la Démonomanie sera pudiquement et officiellement oubliée au bénéfice de la République, devenue référence obligée de toute théorie de l’État.

Or, l’enjeu de la science dépasse la simple curiosité intellectuelle : il s’agit désormais, par la connaissance des mécanismes de la nature, de ses lois, de les tourner à son profit, de les modifier si besoin est, pour agir ici-bas afin que l’homme devienne « comme maître et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes. La Science, récusant tout dogme assené et non démontré, s’affranchit de Dieu et de l’Église, non sans douleur et sans épisodes dramatiques, comme en témoignent les condamnations de Copernic ou Galilée, et, parallèlement, depuis Machiavel, le politique prend aussi ses distances et son autonomie par rapport à la religion. D’où, en ce qui concerne les femmes, le premier soin de les rejeter dans l’ordre de la nature. L’affaire est déjà largement entendue, selon le syllogisme : un homme est un être humain; une femme n’est pas un homme; donc une femme n’appartient pas à l’humanité, du moins pas tout à fait, donc ressort de cette nature à maîtriser. Le nouveau discours peut se situer sans problème dans la continuité des assertions misogynes multiséculaires et, entre autres, celle des démonologues. À la différence qu’au lieu de mettre à mort les sorcières, il est préférable d’assujettir préventivement, par la loi toutes les femmes vivantes. Et, pour ce faire, récupérer la toute-puissance jadis attribuée au Diable, qu’il serait bien sot de laisser perdre. C’est sur ces bases que s’établit l’État moderne, mâle comme Satan. Nous verrons donc comment, chez les promoteurs de la théorie politique moderne, Machiavel et Bodin, et chez leurs successeurs, la question politique pose directement celle du rapport entre les sexes; puis comment, de façon de moins en moins masquée, l’État incorpore le Mal dans sa propre définition, au point de se transformer en Léviathan.

Machiavel ne parle encore ni d’État ni de souveraineté. Mais, en dégageant le politique du religieux, il remet entre les mains, purement humaine du Prince un pouvoir que celui-ci était jusqu’alors censé tenir de Dieu. Tandis que ls bûchers embrassent toute l’Europe de son époque, Machiavel ose, dans sa « Nouvelle très plaisante de l’Archidiable Belphégor », traiter le Démon chrétien en personnage ridicule, comme on le faisait au Moyen Âge. L’argument du conte est le suivant : envoyé dans ce monde « avec obligation d’y prendre femme » pour tester si ce sexe est aussi odieux que le prétend la rumeur, l’Archidiable, après toutes sortes de mésaventures causées par son épouse, « aime mieux retourner en Enfer » plutôt que de rester auprès d’elle et « que de se soumettre de nouveau aux ennuis, aux désagréments et aux dangers qui accompagnent le joug matrimonial. C’est ainsi que Belphégor, de retour aux Enfers, put rendre témoignage des maux qu’une femme amène avec elle dans une maison. » Ainsi Machiavel pointe-t-il de façon humoristique le véritable fléau que ses contemporains au même moment dramatisent dans les procès en sorcellerie car, s’il renvoie le Diable, devenu un être mythique dans un Enfer imaginaire, les femmes, elles, restent bien réelles et toujours aussi nocives sur terre.

De façon plus abstraite, Machiavel, comme nous l’avons montré ailleurs, assimile la femme à la Fortuna. Celle-ci figure également les circonstances extérieures, catastrophes naturelles ou comportements humains indépendants des individus, et se caractérise par ses agissements aléatoires, irrationnels. Aux politiques d’en juguler les effets impondérables en prévoyant des moyens d’action, comme on construit des digues sur les berges d’un torrent pour prévenir les désastres d’une crue éventuelle. De la femme, la Fortuna possède donc le principal attribut : l’inconstance, et Machiavel la représente par une roue. Or, cette versatilité est à la fois caractère féminin mais aussi le trait principal de Satan, sur lequel P. de Lancre insistera plus particulièrement, intitulant d’ailleurs son ouvrage De l’inconstance des mauvais anges et soulignant que le Diable aime « être adoré en ce qui représente le plus l’inconstance, savoir ès roues ». N’est-il pas, par définition, un être « roué »? Pour Machiavel, c’est bien cette formidable puissance de la roue que les hommes doivent reprendre en main, pour la faire tourner dans le sens souhaité. Donc en maîtrisant les femmes, quitte à les « rouer » de coups. Tel est le sens de la célèbre formule du Prince : « La fortune est femme, et […] il est nécessaire, pour la tenir sujette, de la battre et heurter. »

Par rapport à Machiavel, Bodin semble, de prime abord, en retrait. D’une part, à cause de sa Démonologie mais aussi parce qu’il réintroduit Dieu dans ses développements et soumet la « puissance souveraine absolue » de la République (C’est-à-dire l’État), qui ne devrait en principe supposer aucun pouvoir au-dessus d’elle, à une limite, la seule, celle de l’obéissance au commandement de « la loi de Dieu et de nature », de sorte qu’elle se situe toujours « après Dieu ». Mais, si l’on regarde la table des matières, très détaillée, des Six livres de la République, le mot Dieu est complètement absent des titres de chapitres et de paragraphes. En fait, Bodin est beaucoup plus redevable à Machiavel qu’il ne veut l’avouer : c’est bien parce que l’auteur du Prince a dégagé du religieux la voie du politique que Bodin peut emprunter le tracé de cette dernière, et concentrer sa réflexion sur la République et la puissance temporelle. La référence à Dieu, qui va souvent de pair avec la mention de la Nature, pourra dès lors être mise de côté sans infirmer sa théorie, comme sauront le faire les lointains successeurs de Bodin dans leur perception désormais laïcisée de l’État.

La souveraineté, chez l’auteur de la République, a été traitée en abondance par les juristes, les philosophes, les politicologues, partie incontournable de leurs enseignements dans les universités. Mais elle est abordée sous un angle politique stricto sensu et, d’autre part, l’accent n’est jamais mis, tant ce doit être une évidence, sur sa masculinité qui, loin de constituer une caractéristique accessoire de la souveraineté, organise sa définition elle-même.

L’autorité suprême que représente la souveraineté ne peut être comprise uniquement, dans une perspective unilatérale et verticale, comme l’imposition du pouvoir venu d’en haut sur ses assujettis. Certes, tous les penseurs, et déjà Machiavel, insistent sur la nécessité du consentement du peuple à cette domination, spontané ou obtenu par des moyens avouables ou inavouables, afin d’éviter à la fois tout despotisme et tout risque de rébellion, mais chez Bodin l’articulation entre la société civile et le politique proprement dit est plus complexe ou, plus exactement, la souveraineté dans la République est pensée à la fois à partir du pouvoir dans la famille et en étroite interaction entre celui-ci et le sommet gouvernemental.

C’est bien par le « ménage » que s’ouvrent les Six livres de la République, pour asseoir la définition de la souveraineté : la famille « est la vraie source et origine de la République, et membre principal de celle-ci », de sorte que « les jurisconsultes, et législateurs, que nous devons suivre, ont traité les lois et ordonnances de la police, des collèges, et des familles en une même science […]. Tout ainsi donc que la famille bien conduite est la vraie image de la République, et la puissance domestique semblable à la puissance souveraine, aussi est le droit gouvernement de la maison, le vrai modèle du gouvernement de la République ». Représenter l’État comme une image grossie de la famille est métaphore courante, mais ce qui fait l’originalité de Bodin, c’est de mettre en évidence la réaction des deux bouts de la chaîne l’un sur l’autre, État et famille, faisant de cette dernière un membre actif de celui-ci : « si les familles sont bien gouvernées, la République ira bien » et, inversement, ce qui se fait au niveau de l’État « sera toujours tiré en conséquence au niveau particulier ». Si l’autorité étatique vient à défaillir, ce manque se répercute jusque dans les foyers et c’est l’anarchie dans la société. Inversement, si la famille est mal gouvernée, d’autres foyers le seront et produiront la même anarchie qui déstabilisera l’État lui-même au plus haut niveau.

Les attributs de la souveraineté – elle est unique, absolue et perpétuelle – nous éclairent alors sur ce « bon gouvernement » dans la famille et dans l’État, et sur sa nécessaire masculinité.

L’unicité de la souveraineté est pensée à partir de l’unité de direction dans la famille : « Nous entendons par la ménagerie le droit gouvernement de la famille, et de la puissance que le chef de la famille a sur les siens et de l’obéissance qui lui est due. » Il est impensable que l’autorité parentale soit commune aux deux géniteurs : « la pluralité des chefs » et « ce serait une chose fort irrégulière qu’il y eût deux chefs dans une famille », précisera S. Pufendorf, car cela supposerait une autorité partagée. Or celle-ci est indivisible. Elle doit donc être exercée par l’un des deux parents : ce sera, bien entendu, le mari, auquel son épouse devra elle-même être soumise, comme étant le plus fort et le plus intelligent, martèleront les jurisconsultes.

A fortiori, cette faiblesse naturelle interdit à la femme l’accès au pouvoir politique. Mais il s’y joint, à ce niveau, une autre raison qui prouve que l’argument du pouvoir unique du pater familias n’est pas simple comparaison entre le privé et le public, mais doit être posé antérieurement à la définition de la souveraineté étatique : comment une femme soumise à son époux dans la famille pourrait-elle être sa souveraine au niveau politique? Il y aurait là une contradiction que Bodin énonce ainsi : « Le mari est chef de famille, et maître de l’économie domestique, et néanmoins demeure esclave et sujet de sa femme en public, car la puissance publique, dit la loi, n’est jamais liée à la puissance domestique. » Si Bodin, favorable à la monarchie, régime qui, par l’unicité du titulaire de la souveraineté, colle au plus près au concept de cette dernière, envisage de préférence l’exemple d’une reine, le raisonnement vaut pour les deux autres formes de régime, oligarchie ou démocratie : les hommes de la IIIe République en France ne se priveront pas d’user de cet argument de la tutelle de la femme en droit privé pour lui refuser droit de vote et donc d’éligibilité. La contradiction se trouve alors levée si l’on écarte d’emblée les femmes du pouvoir politique au motif qu’elles n’ont pas le pouvoir domestique.

Unique, la souveraineté ne peut être qu’absolue. Sinon, elle cesserait d’être indivisible, supposant, par son incomplétude ou sa relativité, un espace où elle ne s’exercerait pas, voire où une autre souveraineté s’opposerait à elle, lui résisterait. Le caractère absolu de la souveraineté signifie simplement qu’elle n’a aucun pouvoir au-dessus d’elle sur son territoire national : l’arbitraire qu’on pourrait craindre en est exclu car il transformerait le régime, quel qu’il soit, en tyrannie, et celle-ci n’entre pas dans la catégorie du politique, nie ce dernier au point que tout despotisme devient lui-même anarchie. Le souverain est d’ailleurs lui-même soumis à Dieu ou au respect des lois naturelles, mais nous avons déjà noté que cette référence est assez formelle : quelle est la réalité de ce garde-fou qui ne comprend aucune sanction terrestre? Dans l’ordre temporel, la souveraineté conserve son caractère absolu. Absolu aussi sera le pouvoir du pater familias en son espace, le foyer, même s’il lui est interdit, au nom des mêmes tempéraments qu’au niveau de l’État, d’en abuser : certains auteurs précisent ainsi qu’il peut « corriger » son épouse, mais à proportion de sa faute et en évitant de la battre à mort…

Enfin, la souveraineté est dite perpétuelle. L’affirmation de ce dernier attribut est rendue possible par la dissociation que Bodin opère entre la souveraineté (son concept) et ses titulaires : tandis que le corps physique de ceux-ci est destiné à tomber en poussière, elle subsiste et passe en d’autres corps. Les rois meurent, la royauté demeure, selon la formule « Le Roi est mort, vive le Roi ». En démocratie, les représentants du peuple changent au gré des élections, sans interruption de la souveraineté elle-même, jamais vacante. Bodin peut ainsi reprendre la typologie classique des régimes politiques : monarchie, oligarchie et démocratie; quel que soit le nombre des titulaires, la souveraineté reste unitaire et semblable à elle-même. Hobbes envisage indifféremment le Léviathan sous la figure d’un roi ou d’une assemblée. De même, au foyer, la femme passe du pouvoir du père à celui du mari, et, en cas de remariage, d’un autre mari. Le pouvoir du chef de famille, confirmé par l’histoire et la nature, est lui-même intemporel, non sujet à remise en question.

Établie sur le modèle du pouvoir pater familias, la souveraineté s’organise au masculin, dispensant en principe de toute démonstration, tant ce pouvoir dans la famille semble naturel et légalement confirmé à l’époque de Bodin. Mais la question tracasse l’auteur des Six livres de la République, qui y revient à la fin de son ouvrage, en examinant, a contrario, ce que pourrait donner un gouvernement par des femmes et comment la souveraineté s’y dissoudrait. Quand le pouvoir « tombe en quenouille », c’est la « gynocratie ». Autrement dit, la mort du politique et de toute souveraineté, car la gynocratie conduit au despotisme et à l’anarchie, qui ne sont plus des régimes politiques, ou à la disparition de la famille dès lors que le mari n’est plus la tête. En vertu de l’interaction entre ménage et État, si les sujets « souffrent par force ou autrement la Gynécocratie en l’État souverain, il ne faut pas douter que chacun des sujets ne soit aussi contraint de la souffrir en sa maison » et « tout ainsi que la famille est renversée où la femme commande au mari, attendu que le chef de famille perd sa qualité pour devenir esclave, [de même] aussi la République à parler proprement perd son nom où la femme tient la souveraineté, pour sage qu’elle soit ».

Mais parler d’une femme « sage » est précisément une contradiction dans les termes et Bodin envisage aussitôt le cas de l’« impudique ». Là se fait le lien entre la République et la Démonomanie : la femme se caractérise par sa lubricité. Que dire quand elle parvient au gouvernail de l’État! Il énumère plusieurs cas de reines débauchées, dont Sémiramis, connue pour ses « cupidités bestiales ». Et le danger n’est pas moindre en démocratie, développeront les partisans de ce régime. La mixité des sexes dans l’univers politique par définition asexué introduirait la concupiscence dans ce lieu de haute vertu : les maris seront jaloux si leurs épouses côtoient d’autres hommes dans les assemblées, prévient Spinoza; à l’intérieur de l’enceinte parlementaire, avance-t-on sous la IIIe République, les hommes, représentants de la condition humaine, se transformeront en simples mâles, se disputant les femelles qui seront parmi eux : « Deux coqs vivaient en paix : une poule survint et voilà la guerre allumée », déclare un certain Duplantier au Sénat en 1932. Plus grave encore, selon Bodin, la puissance entre les mains d’une femme s’exerce dans la cruauté et le meurtre : en témoignent les cas d’Athalie, reine de Juda, Cléopâtre, Zénobie, sans perler, à Naples, de Jeanne, « qui pour sa lubricité fut surnommée la Louvette » et a tué ses trois maris. Une femme au pouvoir est donc peu différente d’une sorcière, bien que Bodin ne parle pas du tout de sorcellerie dans la République : elle est semblable à celles qui, ayant reçu des pouvoirs du Diable, les exercent toujours pour faire le Mal.

La souveraineté dont nous venons de voir les attributs se définit alors comme « le pouvoir de donner et de casser la loi », et ses autres caractères, passés en revue par Bodin, en découlent, comme de nommer les magistrats, entrer en guerre… Cette prééminence de la loi, qui nous semble évidente aujourd’hui, est loin d’être effective à l’époque où écrit Bodin, et nous avons vu qu’il faudra attendre le code civil de 1804 pour que soit réalisée cette unification d’un droit applicable sur tout le territoire. M. Gauchet, après avoir rappelé la définition de Loyseau en 1608, selon laquelle « la souveraineté est le comble et période de la puissance où il faut que l’État s’arrête et s’établisse », en conclut qu’« au regard de la supériorité absolue imprimée au lieu du pouvoir, il n’existe que des sujets identiques – où l’on saisit le fondement de l’égalité dans la souveraineté, une égalité abstraite, indifférente aux qualités et statuts des personnes ». Affirmation hâtive que dément le cas des incapacités : si l’on met à part celles qui sont fondées sur un défaut de la personne (les mineurs, les insensés…), il existe sous l’Ancien Régime des incapacités sociales qui précisément tiennent au statut des individus : serfs et mainmortables, bien que peu nombreux à la veille de la Révolution, religieux, nobles à qui il est interdit de faire du commerce donc de « déroger »… ou femmes mariées. Comme par hasard, la seule incapacité sociale conservée par le code civil de 1804 est celle de la femme mariée…

Cette incapacité qui place l’épouse sous « tutelle » avec « obéissance » au mari formalise un statut de la femme, dont nous avons noté la dégradation progressive depuis la fin du Moyen Âge. La grande hantise des hommes reste la liberté des femmes : il ne s’agit plus de brûler une bonne part de celles-ci comme au temps des sorcières, mais la loi, dès lors que l’État est en mesure, au nom de sa souveraineté, de la promulguer et de la faire appliquer, est un moyen qui permet de brider l’autonomie de toutes les femmes. Empêchées d’avoir un pouvoir réel, elles perdent cette puissance qu’en des temps d’incertitude sur leur identité les hommes leur avaient imaginée : les sorcières peuvent disparaître. Le balai qui leur servait à s’envoler du foyer sera désormais utilisé par les femmes… pour balayer, retrouvant une affectation qu’il n’aurait jamais dû perdre.

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Le Bras-Choppard, Armelle, Sorcières, Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes, Plon, 2006.