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AUTOBIOGRAPHIE (Extrait)

9 août 1970

Je crois l’avoir remerciée, mais je n’en suis pas sûre. Je l’ai peut-être simplement regardée fouiller dans le sac à provisions, puis j’ai accepté la perruque qu’elle en extrayait pour moi. Elle reposait entre mes mains comme un petit animal effrayé. J’étais seule avec Helen, fuyant la police et pleurant la mort de quelqu’un que j’aimais. Deux jours auparavant, dans une maison perchée sur une colline d’Echo Park à Los Angeles, j’avais appris la révolte du tribunal du comté de Marin et la mort de mon ami Jonathan Jackson. Deux jours auparavant, j’ignorais tout de Ruchell Magee, de James McClain ou de William Christmas – les trois prisonniers de San Quentin qui avaient participé à la révolte avec Jonathan, révolte dans laquelle lui, McClain et Chrstmas avaient trouvé la mort. Mais, ce soir-là, c’était comme si je les avais connus depuis très longtemps.

Je suis allée à la salle de bains et je me suis plantée devant le miroir en essayant de discipliner mes cheveux drus par un élastique étroit. Comme des ailes brisées, mes mains s’empêtraient sur ma tête; mes pensées ignoraient totalement leur agitation. Quand je voulus enfin jeter un coup d’œil au miroir pour voir s’il restait des cheveux que la perruque ne cachait pas, j’y découvris un visage si totalement habité par l’angoisse, la tension et l’incertitude, que je ne le reconnus pas. Avec ces fausses boucles noires qui tombaient sur le front ridé et les yeux rouges et gonflés, j’avais l’air ridicule, grotesque. J’arrachai la perruque, la jetai au sol et frappai le lavabo du poing. Il resta froid, blanc et impénétrable. J’enfonçai à nouveau la perruque sur ma tête. Je devais paraître normale. Je ne pouvais risquer d’éveiller la suspicion du pompiste de la station-service où il nous faudrait faire le plein. Il ne fallait pas que j’attire l’attention de quelqu’un qui, conduisant une voiture à notre hauteur, regarderait dans notre direction pendant que nous attendrions à un carrefour que le feu passe au vert. Je devais donner l’impression d’appartenir à n’importe quelle scène de la vie quotidienne de Los Angeles.

Je dis à Helen que nous partirions aussitôt qu’il ferait nuit. Mais la nuit ne parvenait pas à se débarrasser du jour qui restait accroché à ses flancs. Nous attendions. En silence. Cachées derrière les rideaux tirés, nous écoutions les bruits de la rue qui nous parvenaient par la fenêtre légèrement entrouverte du balcon. Chaque fois qu’une voiture ralentissait ou s’arrêtait, chaque fois qu’un pas martelait le trottoir, je retenais mon souffle, me demandant s’il était possible que nous ayons attendu trop longtemps.

Helen ne parlait pas beaucoup. C’était mieux ainsi. J’étais heureuse qu’elle ait été près de moi ces derniers jours. Elle était calme et ne cherchait pas à noyer la gravité de la situation dans un flot de bavardages inutiles.

Je ne sais pas depuis combien de temps nous étions assises dans cette pièce à peine éclairée, lorsque Helen brisa le silence pour dire qu’il n’allait probablement pas faire plus sombre dehors. Il était temps de partir. Pour la première fois depuis que nous avions découvert que la police me recherchait, je sortis. Il faisait bien plus sombre que je ne l’avais cru, mais pas assez pour que je cesse de me sentir vulnérable.

Dehors, à découvert, mon chagrin et ma colère s’alourdissaient de peur. Une peur pure et simple, si puissante et si élémentaire que la seule chose à laquelle je pus la comparer était le sentiment d’engloutissement que je ressentais lorsque enfant, on me laissait dans le noir. Cette chose indescriptible, monstrueuse, était dans mon dos, elle ne me touchait jamais mais elle était toujours prête à l’attaque. Quand ma mère et mon père me demandaient ce qui m’effrayait tant, les mots que j’utilisais pour la décrire semblaient ridicules et stupides. Maintenant, à chaque pas, je sentais une présence que je pouvais décrire aisément. Des images d’agression ne cessaient de fulgurer dans mon esprit, mais elles n’étaient pas abstraites. C’étaient des images claires d’armes surgissant de la nuit pour nous cerner, Helen et moi.

Le corps de Jonathan était resté sur l’asphalte chaud, dehors, sur le parking du Centre civique de comté de Marin. Je les ai vus, sur l’écran de la télévision, le traîner avec un camion, une corde passée autour de sa poitrine…

À dix-sept ans, Jon avait connu plus de brutalité que la plupart des gens s’attendent à en voir tout au long de leur vie. Depuis l’âge de sept ans, il avait été séparé de George, son frère aîné, par les barreaux de la prison et les gardiens hostiles. Et je lui avais demandé un jour, de façon stupide, pourquoi il souriait si rarement.

La route qui descend d’Echo Park au quartier noir qui entoure West Adams m’était très familière. Je l’avais parcourue en voiture bien des fois. Mais, ce soir-là, le chemin semblait étrange, semé des périls inconnus qu’encourait une fugitive. Et il n’y avait aucun moyen d’y échapper – ma vie était maintenant celle d’une fugitive, et les fugitifs sont à toute heure courtisés par la paranoïa. toute silhouette étrange pouvait être un agent déguisé, entouré de limiers qui attendaient dans les bosquets les ordres de leur maître. La vie de fugitif exige que l’on résiste à l’hystérie, que l’on distingue entre les fantasmes d’une imagination apeurée et les indices réels de la présence de l,ennemi. Je devais apprendre à l’éviter, à le déjouer. Ce serait difficile, mais pas impossible.

Mes ancêtres, par milliers, avaient attendu comme je le faisais, que la nuit tombe pour ensevelir leurs pas; ils s’en étaient remis à un ami véritable et ils avaient senti les crocs des chiens sur leurs talons.

C’était simple. Il fallait que je sois digne d’eux.

Les circonstances qui avaient fait de moi une proie étaient peut-être un tout petit peu plus compliquées, mais elles n’étaient pas différentes. Deux ans auparavant, le SNCC (Student Nonviolent Coordination Comittee) avait organisé un cocktail pour collecter des fonds. À la fin de la soirée, la police avait perquisitionné l’appartement de Franklin et Kendra Alexander – deux de mes plus proches amis, membres du parti communiste – dans Bronson Street, où quelques membres du groupe s’étaient retrouvés. L’argent et les armes furent confisqués, et tous ceux qui étaient présents furent arrêtés sous l’inculpation d’attaque à main armée. Dès qu’on eut découvert que l’une des armes – un .380 automatique – était enregistrée à mon nom, on m’appela pour m’interroger. L,inculpation ne fut pas retenue. Après quelques jours de garde à vue, les sœurs et les frères furent relâchés, et les armes rendues à leurs propriétaires.

Ce même .380, que la police de Los Angeles m’avait à ce moment-là rendu avec réticence, se trouvait maintenant entre les mains des autorités du comté de Marin, car il avait servi pendant la révolte du tribunal. Le juge qui présidait au procès de James McClain avait été tué, et le procureur général qui poursuivait l’affaire, blessé. Je savais, même avant que Franklin m’eut dit que la police surveillait ma maison, qu’ils me poursuivraient. Ces derniers mois, j’avais passé pratiquement tout mon temps à participer à la formation d’un mouvement de masse pour la libération des frères de Soledad – George (le frère de Jonathan), John Clutchette et Fleeta Drumgo – qui avaient à répondre d’une fausse accusation de meurtre à l’intérieur de la prison de Soledad. Je venais d’être renvoyée de ma chaire de professeur à l’université de Californie par le gouverneur Ronald Reagan et les régents parce que j’étais membre du parti communiste. Personne n’avait besoin de me dire qu’ils exploiteraient le fait que mon arme avait été utilisée à Marin pour me frapper une fois de plus.

Ce 9 août, des agents (de la police de Los Angeles ? du FBI ?) grouillaient comme un essaim de guêpes hargneuses autour de Kendra, de Franklin et de ma compagne de chambre, Tamu. D’autres membres du club Che-Lumumba – notre collectif au sein du parti – et du Comité de défense des frères de Soledad avaient averti Franklin qu’ils étaient aussi sous surveillance. Pour venir jusqu’à l’appartement de Helen et Tim, ce jour-là, Franklin avait mis plusieurs heures à se débarrasser de la police qui était à ses trousses – plusieurs heures à faire des détours et à se cacher, à changer de voiture dans des allées désertes et à entrer par les portes de devant pour sortir par derrière. Il redoutait d’avoir à faire un autre trajet pour me retrouver. Il se pouvait qu’il ne se déroule pas avec autant de bonheur.

Si l’avis de recherche était lancé, je n’étais pas en sécurité chez Helen et Tim. Je les connaissais depuis des années, et bien qu’ils ne fussent membres d’aucune organisation du mouvement, ils étaient engagés depuis longtemps dans l,activisme politique. Tôt ou tard, leur nom allait apparaître sur le carnet d’un quelconque policier.

Il nous fallait opérer un mouvement de camouflage rapide.

L’adresse qui nous avait été donnée, à Helen et à moi, était située dans une rue calme et bien tenue du quartier de West Adams. La maison à deux étages était entourée de haies joliment taillées et de fleurs écloses. Après un adieu difficile, je quittai seule la voiture et sonnai timidement à la porte. Et si nous avions mal compris le numéro de la maison et que ce soit pas la bonne ? En attendant avec anxiété que la porte s’ouvre, je me demandais à quoi ressembleraient ces gens, qui ils étaient et comment ils réagiraient vis-à-vis de moi. Tout ce que je savais, c’est que la femme, Hattie, et son mari, John, étaient des Noirs sympathisants du mouvement. Ils ne posèrent aucune question à mon arrivée et négligèrent les formalités d’usage. Ils me firent simplement entrer, et m’acceptèrent – totalement et avec une affection et un dévouement réservés d’ordinaire à la famille. Ils consentirent à ce que leur vie soit perturbée par ma présence. Afin de me protéger, ils réorganisèrent leurs habitudes de façon à ce que l’un d’eux soit toujours à la maison. Ils s’excusaient auprès des amis qui avaient l’habitude de leur rendre visite, afin que personne ne sût que j’étais là.

Au bout de quelques jours, je commençai à me sentir installée aussi confortablement que cela m’était possible dans de telles circonstances. C’était comme si j’allais pouvoir apprendre à fermer les yeux la nuit, quelques heures, sans sombrer dans un cauchemar terrifiant sur ce qui s’était passé à Marin. Je commençai même à m’habituer au vieux lit à ressorts qui se dépliait et descendait du mur de la salle à manger. J’arrivai presque à me concentrer sur les quelques anecdotes qu’Hattie me racontait sur sa carrière d’animatrice : comment elle avait fait son chemin malgré la discrimination pour devenir danseuse.

J’étais prête à faire mon trou dans cette maison indéfiniment, c’est-à-dire jusqu’à ce que les temps deviennent plus hospitaliers. Mais les recherches me concernant s’étaient intensifiées (le journaliste conservateur George Putnam avait annoncé dans son émission télévisée qu’elles s’étendaient même jusqu’au Canada). Manifestement, il valait mieux quitter l’État pour quelque temps.

Je haïssais ce que j’étais en train de faire : les déplacements nocturnes, la dissimulation, toute cette atmosphère furtive et secrète. S’il est vrai que, depuis longtemps, j’avais eu la conviction qu’un jour viendrait où beaucoup d’entre nous auraient à se cacher, la matérialisation de mes craintes ne m’empêchait pas de détester cette existence fugitive et clandestine.

J’avais un ami à Chicago, David Poindexter. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, mais j’étais certaine qu’il abandonnerait tout pour m’aider. Je m’étais préparée à faire seule le voyage et ne m’attendais pas à l’insistance d’Hattie pour rester avec moi jusqu’à ce que j’aie trouvée David.

Les préparatifs terminés, nous roulâmes toute la nuit jusqu’à Las Vegas. Mes amis avaient demandé à un Noir plus âgé – que je rencontrais pour la première fois cette nuit-là – de faire avec nous cette partie du voyage.

Très soignée, avec la grâce et la dignité d’une Joséphine Baker, Hattie tournait les têtes partout où elle allait. À l’aéroport de Vegas, pour la première fois depuis que je m’étais cachée, je marchais parmi des gens, et chaque fois qu’un homme blanc nous regardait plus longuement que je ne le croyais nécessaire, mon cœur battant devinait en lui un agent.

À l’époque, tout le monde savait que l’aéroport O’Hare de Chicago était un centre d’intrigues étroitement surveillé par la CIA et le FBI. Nous glissions dans la cohue des passagers, à la recherche de David qui ne nous avait pas attendues à la porte d’arrivée. Je savais qu’il n’était probablement pas à blâmer, mais cela ne m,empêchait pas de le maudire. En fait, le message que nous lui avions envoyé était trop abscons, et il avait pensé que je me rendrais directement chez lui. Nous finîmes par prendre un taxi.

Hattie ne me quitta qu’après s’être assurée que j’étais en sécurité dans l’appartement de David, qui surplombait les eaux calmes du lac Michigan. J’étais contente de le voir, mais j’avais été si proche d’Hattie que son départ me fit mal. En nous embrassant, je ne parvins pas à dire merci. Ces mots étaient bien trop mesquins pour quelqu’un qui avait risqué sa vie afin de m’aider à sauver la mienne.

L’appartement de David était en pleins travaux et presque tout en désordre. Les papiers peints à moitié arrachés des murs, les meubles empilés au milieu du living-room, les toiles, petites sculptures et autres objets éparpillés sur le lit.

J’avais oublié combien David aimait parler. Qu’il discutât de problèmes politiques ou bien d’une tache sur votre chemisier, il était toujours volubile. Dans les cinq premières minutes, il m’envoya tant de choses à la tête que je dus lui demander de ralentir et de revenir un peu en arrière.

Après avoir posé mes affaires et m’être aspergé le visage d’eau froide, je l’ai suivi dans son bureau et nous nous sommes assis sur l’épaisse moquette bleue, parmi les livres qui n’étaient plus sur les étagères mais jonchaient toute la pièce. C’est là que nous avons parlé de la situation. Il ne pouvait pas annuler son voyage vers l’Ouest, prévu pour le lendemain, dit-il, mais il l’écourterait afin d’être de retour dans quelques jours.

La perspective de passer seule la journée du lendemain était séduisante. Je pouvais utiliser ce temps à me réorienter, à réfléchir aux semaines à venir, à me ressaisir. La solitude me ferait du bien.

Plus tard, David me présenta Robert Lohman, qui vivait dans le même immeuble. Robert Lohman était, au moment des présentations, son « très grand ami ». Quelqu’un à qui l’on pouvait faire confiance et qui, ces jours prochains, serait disponible à tout instant si j’avais besoin de lui ; quelqu’un qui s’occuperait de moi, veillerait à ce qu’il y ait de quoi manger dans le réfrigérateur et qui, si j’avais besoin de compagnie, se ferait un plaisir de venir me voir.

Je rencontrai Robert l’après-midi. Le soir, David et lui se disputèrent férocement au sujet de la voiture qu’ils possédaient en commun. (Et si David était arrêté en m,accompagnant avec une voiture qui était au nom de Robert ?) La tempête apaisée, leur amitié était en ruine, et Robert devenu à nos yeux un indicateur en puissance. Cela nous força à repenser tout notre plan.

Dans la nuit, David et moi prîmes une autre voiture et partîmes, sous une pluie drue, vers la maison où sa femme avait vécu avant de mourir. Il refusa de m’écouter quand je cherchai à m’excuser de lui infliger ce détour, de ruiner ses amitiés et de l’obliger, en dernier lieu, à annuler son voyage dans l’Ouest. Il dit que ce n’étaient là que des choses sans importance.

Avant que David ne s’endorme (pour ma part, je restai debout toute la nuit), nous décidâmes qu’il valait mieux quitter la ville le lendemain.

Mon déguisement avait été parfait pour la première partie du voyage, mais il ne suffirait pas dans une situation qui allait devenir de plus en plus dangereuse. La perruque bouclée, trop semblable par sa forme à mon afro, ne changeait pas réellement l’aspect de mon visage. Avant de quitter Chicago, une jeune femme noire, à laquelle je me présentai comme une cousine de David qui avait des ennuis, me donna une autre perruque, raide et empesée, qui avait une longue frange et des accroche-cœurs compliqués. Elle épila la moitié de mes sourcils, colla des faux cils sur mes paupières, enduisit mon visage de toutes sortes de crèmes et de poudres, et me fit une mouche noire juste au coin supérieur de la lèvre. je me trouvais horrible et trop fardée, mais je doutais que ma propre mère pût me reconnaître.

Nous avions décidé de mettre le cap sur Miami. Les aéroports étant les lieux les plus étroitement surveillés, nous projetâmes un itinéraire routier – voiture jusqu’à New York et train jusqu’à Miami. La voiture louée et David ayant fait ses paquets, nous entreprîmes l’odyssée sauvage dont les détails restaient à improviser au fur et à mesure de notre route.

Dans un motel de la périphérie de Détroit, j’ouvris la télévision pour regarder les nouvelles. « Aujourd’hui, Angela Davis, recherchée pour meurtre, kidnapping et conspiration à la suite de la fusillade du tribunal du comté de Marin, a été vue en train de quitter la maison de ses parents à Birmingham, Alabama. On sait qu’elle a assisté à une réunion de la section locale des Panthères Noires. Quand les autorités locales finirent par retrouver sa trace, elle parvint à s’enfuir dans sa Rambler bleue 1959… »

Parlaient-ils de ma sœur ? Normalement, elle devait se trouver à Cuba. Et la dernière fois que j’avais vu ma voiture, elle était garée devant chez Kendra et Franklin, à Los Angeles, dans la 50e Rue.

Je craignais pour mes parents. Le FBI et les forces de police locales avaient dû tourner autour de la maison comme des charognards. Comme je savais que les lignes étaient écoutées, je n’avais pas pris le risque de leur téléphoner. Je pouvais seulement espérer que Franklin trouverait un moyen de leur dire que j’étais en sécurité.

À Détroit, nous nous perdîmes dans la foule à la recherche d’un opticien capable de me faire rapidement une paire de lunettes. Je n’étais pas retournée à la maison après l’annonce de la révolte, et je n’avais aucun bagage. Il fallait que j’achète quelques vêtements afin de pouvoir changer ceux que j’avais portés ces derniers jours.

De Détroit, nous roulâmes jusqu’à New York où nous montâmes dans un train qui mit près de deux jours à arriver à Miami. Là, sous un aveuglant soleil de fin d’été, je me barricadai dans un appartement non meublé que David avait loué, pour attendre que les temps changent. Je me sentais presque aussi séquestrée que si j’avais été en prison, et j’étais souvent jalouse de David, qui pouvait sortir comme il le désirait. Il retourna même à Chicago. Je restais à l’intérieur; je lisais et je regardais les nouvelles à la télévision: la répression draconienne du mouvement palestinien par le roi Hussein de Jordanie; la première grande révolte des prisons, au Tombs, à New York.

Il n’y avait jamais aucune nouvelle de George. De George, John, Fleeta, Ruchell, San Quentin…

Vers la fin de septembre, des indices nous révélèrent que la poursuite se rapprochait et s’intensifiait. La mère de David, qui habitait Hollywood, lui dit que deux hommes étaient venus chez elle lui demander où il se trouvait. Les vieilles peurs se réveillèrent, et je commençai à douter sérieusement qu’il fût possible d’échapper à la police sans pour cela quitter le pays. Mais chaque fois que j’envisageais d’aller à l’étranger, l’idée d’être indéfiniment exilée me semblait plus horrible que de me retrouver en prison. Au moins, en prison, je serais plus proche de mon peuple, plus proche du mouvement. Non. Je ne quitterais pas le pays, mais je pensais qu’il était possible de faire croie au FBI que je m’étais débrouillée pour partir. La dernière chose que je fis dans cet appartement vide de Miami, ce fut d’écrire une déclaration et de l,envoyer à quelqu’un qui pourrait la communiquer à la presse. J’y parlai sur le mode romantique de la jeunesse de Jonathan, de sa décision de défier les injustices du système pénitentiaire et de l’immense perte que nous avions éprouvée lorsqu’il avait été tué, le 7 août, dans le comté de Marin. Je proclamai mon innocence et, insinuant que j’étais déjà hors du pays, promis de revenir m’expliquer devant les tribunaux quand le climat politique de la Californie serait moins hystérique. En Attendant, écrivis-je, le combat continuait.

13 octobre 1970

Nous étions de retour à New York. J’étais dans la clandestinité depuis près de deux mois. Je m’éveillai avec des sensations désormais familières: l’estomac serré et la gorge nouée, je m’habillai et entamai la bataille du déguisement. Encore vingt longues heure à essayer de rendre le maquillage des yeux acceptable. Encore quelques tiraillements impatients sur la perruque pour atténuer l’inconfort de l’élastique trop serré. J’essayai d’oublier qu’aujourd’hui, ou peut-être demain, ou peut-être un jour quelconque de cette longue suite à venir pouvait être celui de ma capture.

À la fin de cette matinée d’octobre, alors que David Poindexter et moi quittions le motel Howard Johnson, la situation était devenue désespérée. Nous arrivions rapidement au bout de nos ressources et toutes nos relations étaient sous surveillance. Tandis que nous errions dans le quartier de Manhattan, nous réfléchissions à ce qu’allait être notre prochaine destination. Dans la 8e Avenue, perdue dans la foule des New-yorkais indifférents à ce qui se passait autour d »eux, je me sentais mieux qu’à l’hôtel. Espérant nous calmer les nerfs, nous décidâmes de passer l’après-midi au cinéma. Je ne me rappelle pas quel film nous avons vu ce jour-là. J,étais désespérément préoccupée par la nécessité de fuir la police, et je me demandais combien de temps j’allais supporter l’isolement, sachant que le fait de contacter quelqu’un eût été un suicide.

Le film se termina un peu avant 6 heures. Nous ne nous parlions guère, David et moi, en regagnant l’hôtel. Nous avions dépassé les magasins en ruine de la 8e Avenue et traversions pour gagner le trottoir de l’hôtel quand , soudain, j’eus l’impression d’être entourée d’agents de police. Ce n’était sans doute qu’un de mes accès périodiques de paranoïa. Cependant, au moment où nous passions la porte vitrée de l’hôtel, je fut prise d’une envie soudaine de tourner les talons pour me replonger dans la foule anonyme. Mais si mon instinct ne me trompait pas, et si tous ces hommes blancs d’aspect banal étaient réellement des policiers, le moindre mouvement brusque de ma part leur fournirait le prétexte dont ils avaient besoin pour nous abattre sur place. Je me rappelais comment ils avaient assassiné le petit Bobby Hutton, comment ils lui avaient tiré dans le dos après lui avoir ordonné de courir. D’un autre côté, si mon pressentiment n’était pas fondé, courir ne servirait qu’à attirer la suspicion. Je n’avais pas d’autre choix que de continuer à marcher.

Dans le couloir, tous les Américains blancs qui traînaient là confirmaient mes craintes. J’eus la certitude que ces hommes étaient des agents disposés en formation convenue et qu’ils se préparaient pour l’attaque. Mais il ne se passa rien. Comme il ne s’était rien passé dans le motel de Détroit où j’avais eu la certitude que nous allions être capturés. Comme il ne s’était rien passé en d’innombrables autres occasions où mon état de de tension anormalement élevé avait transformé des événements parfaitement anodin en signes avant-coureurs d’une arrestation.

Je me demandais ce que pensait David. Il me semblait qu’un long moment s’était écoulé sans que nous ne nous soyons parlé. Il était capable de cacher sa nervosité dans les situations critique et, après tout, nous avions peu causé de ces moments où nous avions eu tous deux l’impression que la police était sur le point de s’abattre sur nous. Au-delà du comptoir de la réception, j’eus un soupir de soulagement. Rien ne nous avait arrêtés. Ce n’était probablement qu’un jour normal dans la vie de ce motel new-yorkais.

Je commençais à peine à respirer quand un blanc rondouillard et rougeaud dont la coupe de cheveux, courte et réglementaire, pouvait bien être celle d’un policier, monta dans l’ascenseur avec nous. Mes craintes se ravivèrent. Je m’en tins à mon habituel soliloque: sans doute un fonctionnaire; après tout, quand on est poursuivi, tous les hommes blancs aux cheveux courts et en complet-veston ressemblent à des agents de police. De plus, s’ils avaient réellement mis la main sur nous, n’aurait-il pas été plus logique qu’ils procèdent en bas à l’arrestation ?

Pendant l’interminable trajet de l’ascenseur jusqu’au septième étage, je parvins à me convaincre que mon imagination exacerbée avait créé cette aura de danger, et que nous traverserions probablement la journée sans encombres. Une journée de plus.

Comme j’en avais pris l’habitude en vivant dans la clandestinité, je restai en arrière, à quelques mètres de David, pendant qu’il passait devant pour vérifier la chambre. Pendant qu’il tournait la clef dans la serrure, ce qui sembla présenter plus de difficultés que d’habitude, quelqu’un ouvrit une porte de l’autre côté du couloir. Une frêle silhouette passa en nous dévisageant, et bien qu,elle ne ressemblât pas à celle d’un policier, son irruption soudaine me replongea dans mes fantasmes terrifiants. Bien sûr, il était possible que ce petit homme pâle ne fût qu’un client du motel qui descendait dîner. Mais quelque chose me dit que le dernier acte était commencé et que cet homme devait en avoir le premier rôle. J’eus l’impression de sentir quelqu’un derrière moi. L’homme de l’ascenseur. Maintenant, il n’y avait plus la moindre trace d’incertitude dans mon esprit. Nous étions en pleine réalité.

Au moment précis où l’affolement aurait dû m’envahir, je me sentis plus calme et plus maîtresse de moi que je ne l,avais été depuis longtemps. Je redressai la tête et commençai à marcher vers ma chambre à grands pas, avec confiance. Au moment où je passais devant la porte ouverte qui était en face de ma chambre, l’homme frêle tendit la main et m’attrapa le bras. Il ne dit rien. Un bon nombre d’agents se pressaient derrière lui, tandis que d’autres surgissaient d’une chambre située de l’autre côté du couloir.

« Angela Davis ? Êtes-vous Angela Davis ? »

[…]