PEAU ROUGE, MASQUES BLANCS
DE « PUPILLES DE L’ÉTAT » À SUJET DE RECONNAISSANCE?
Au cours des quarante dernières années au Canada, les efforts et les objectifs des peuples autochtones en matière d’autodétermination ont surtout été dépeint dans la langue de la reconnaissance. Considérons, par exemple, la déclaration formelle que mon peuple a émise en 1975 :
Nous, Dénés des Territoires du Nord-Ouest, insistons sur notre droit fondamental d’être considérés, par nous-mêmes et par le reste du monde, comme une nation.
Nous luttons pour la reconnaissance de la Nation dénée par le gouvernement canadien et la population canadienne, ainsi que par les gouvernements et les populations du monde.
Bien que nous soyons obligés de nous soumettre à certaines réalités, comme l’existence d’un pays nommé Canada, nous insistons sur notre droit à l’autodétermination et sur la reconnaissance de l’existence de la nation dénée.
Reculons dans le temps, en 2005, lorsque la plus importante organisation autochtone au Canada, l’Assemblée des Premières Nations (APN), publie son énoncé de principe en matière d’autodétermination. Selon l’APN, «un consensus s’est dégagé sur une vision de la relation entre les Premières Nations et le Canada qui mènerait à renforcer la reconnaissance et l’établissement de gouvernements autochtones». Cette vision, explique l’APN, repose sur les principes fondamentaux du rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) de 1996, à savoir la reconnaissance d’une relation de nation à nation entre les Premières Nations et la Couronne ; la reconnaissance du droit des Premières Nations à l’autodétermination ; la reconnaissance de l’obligation fiduciaire de la Couronne de protéger les droits des Autochtones issus des traités ; la reconnaissance du droit des Premières Nations à se gouverner elles-mêmes ; et la reconnaissance du droit des Premières Nations à bénéficier, sur le plan économique, de l’exploitation et du développement de leurs territoires et ressources.
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Sur le plan discursif, la prolifération des demandes en matière de reconnaissance faites par les populations autochtones et les autres minorités marginalisées au cours des quarante dernières années a également engendré un véritable déferlement d’activité intellectuelle visant à décortiquer les questions éthiques, politiques et juridiques que ce type de demandes implique. Jusqu’ici, la plupart des travaux sur le sujet ont porté sur la relation présumée entre la reconnaissance positive (ou affirmative) et l’accommodation institutionnelle des différences culturelles au sein d’une société, d’une part, et sur la liberté et l’autonomie d’individus et de groupes marginalisés au sein d’États diversifiées sur le plan ethnique, d’autre part. Au Canada, certains avancent que cette synthèse entre la théorie et la pratique a forcé l’État à revoir de façon draconienne les principes de ses relations avec les peuples autochtones ; alors qu’avant 1969, les politiques canadiennes relatives aux Indiens prônaient ouvertement l’assimilation, elles sont maintenant ancrées dans le vernaculaire de la reconnaissance mutuelle.
Les chapitres qui suivent analysent de façon critique différentes traditions et pratiques anti-impérialistes afin de déconstruire l’idée courante selon laquelle la relation coloniale entre les peuples autochtones et l’État canadien peut être adéquatement transformée grâce à une politique fondée sur la reconnaissance. Inspiré des travaux de Richard J.F. Day, j’utilise l’expression «politique de la reconnaissance» pour renvoyer à toute une gamme de modèles de pluralisme libéral fondés sur le concept de reconnaissance, qui cherchent à réconcilier les revendications de statut de nation autochtone avec la souveraineté de l’État colonial en accommodant certaines demandes identitaires faites par les Autochtones grâce à un renouvellement des relations juridiques et politiques avec le gouvernement canadien. Si ces modèles ont tendance à varier, en théorie et en pratique, la plupart demandent le transfert de territoires, de capitaux et de pouvoirs politiques de l’État aux communautés autochtones, par l’intermédiaire d’une combinaison de règlements de revendications territoriales, d’initiatives de développement économique, et d’ententes relatives à l’autonomie gouvernementale. Voilà les trois enjeux principaux qui, au cours des prochains chapitres, guideront l’analyse théorique et pratique de la politique de la reconnaissance vis-à-vis des Autochtones au Canada. En réponse à cette version de l’approche fondée sur la reconnaissance, je soutiens qu’au lieu de conduire à une ère de coexistence pacifique fondée sur un idéal de reconnaissance réciproque et mutuelle, la politique de la reconnaissance telle qu’elle apparaît dans sa forme libérale actuelle reproduit inévitablement les configurations du pouvoir étatique colonialiste, raciste et patriarcal que les demandes des peuples autochtones en matière de reconnaissance essaient pourtant de transcender depuis des décennies.
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LA RECONNAISSANCE : DE LA DIALECTIQUE DU MAÎTRE ET DE L’ESCLAVE CHEZ HEGEL À LA «POLITIQUE DE LA RECONNAISSANCE» DE CHARLES TAYLOR
La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave peut être lue d’au moins deux façons différentes qui continuent d’édifier les théories contemporaines du pluralisme libéral fondées sur la reconnaissance. À la première lecture, la dialectique de Hegel propose une théorie de la formation de l’identité qui va à l’encontre de la vision libérale classique du sujet, dans la mesure où elle situe les relations sociales au coeur de la subjectivité humaine. En effet, les rapports de reconnaissance sont perçus comme des éléments constituants la subjectivité : «l’on devient un sujet individuel seulement lorsque l’on reconnaît un autre sujet et que cet autre sujet nous reconnaît.» Notre identité dépend donc des rapports interpersonnels complexes qui la façonnent. Cet apport quant à la nature intersubjective de la formation de l’identité humaine sous-tend la célèbre affirmation de Hegel qui veut que «la conscience de soi est en soi et pour soi en ce que, et par le fait qu’elle est en soi et pour soi pour un autre ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant que quelque chose de reconnu».
À la deuxième lecture, la dialectique va au-delà de la nature relationnelle de la subjectivité humaine pour examiner ce que Hegel voit comme les conditions intersubjectives requises pour la réalisation de la liberté humaine. Ainsi, la dialectique du maître et de l’esclave peut être perçue comme normative : elle suggère que la réalisation de soi en tant qu’agent autodéterminé requiert non seulement le fait d’être reconnu comme agent autodéterminée, mais également le fait d’être reconnu par une autre conscience de soi qui est elle aussi reconnue comme autodéterminée. Ce serait donc ces processus et échanges réciproques de la reconnaissance qui rendraient possible l’atteinte de la liberté humaine. Voilà pourquoi Hegel insiste autant sur la nature mutuelle des rapports de reconnaissance. Dans la seconde moitié de la section «Maîtrise et servitude», Hegel traite du destin ironique du maître dans un contexte de reconnaissance asymétrique. Le «combat» entre les deux consciences de soi profite temporairement au maître dans sa relation hiérarchique avec l’esclave, mais Hegel décrit ensuite un revirement de situation inattendu : le désir du maître d’être reconnu comme «être pour-soi» est entravé par le fait qu’il est seulement reconnu par la conscience inessentielle et dépendante de l’esclave, et bien entendu la reconnaissance par un esclave ne constitue pas une véritable reconnaissance. Dans cette relation «unilatérale et inégale», le maître ne parvient pas à acquérir «la certitude de l’être pour-soi en tant que vérité, mais sa vérité, au contraire, est la conscience inessentielle et l’activité inessentielle de celle-ci». Et pendant que le maître est désœuvré et qu’il s’inquiète de son état de dépendance croissante, l’esclave, grâce à son activité formative, «parvient à la conscience d’être elle-même en soi et pour soi» et, dans le travail, il réalise sa propre indépendance. Ainsi, sa vérité de la conscience indépendante et l’autodétermination du sujet passent par la praxis de l’esclave – par son travail transformateur dans et sur le monde autour de lui. Cela dit, notons que pour Hegel, «la révolution de l’esclave n’équivaut pas simplement à remplacer le maître, ce qui maintiendrait la reconnaissance hiérarchique et inégale».
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Comme Hegel l’a fait bien avant lui, Taylor avance que les humains ne développent pas leur identité «isolément» ; ils sont plutôt «façonnés» par le «dialogue avec leurs pairs, qu’ils soient d’accord avec la reconnaissance qu’ils obtiennent des autres ou non». Mais parce que nos identités se forment grâce à ces rapports, elles peuvent également être déformées quand ces processus n’aboutissent pas. C’est précisément ce que Taylor veut dire lorsqu’il affirme que les identités sont formées non seulement par la reconnaissance, mais aussi par la «non-reconnaissance ou la reconnaissance erronée des autres. Les individus et les groupes peuvent subir de réels dommages, une véritable dénaturation, lorsque les gens ou la société autour d’eux leur renvoient une image réductrice, péjorative ou méprisante d’eux-mêmes. La non-reconnaissance et la reconnaissance erronée peuvent être la source de préjudice, une forme d’oppression, emprisonnant des individus dans un mode d’existence déformé, dégradé et faux».
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Peu à peu, les implications pratiques de la théorie de Taylor commencent à se dessiner. Dans ses moments les plus normatifs, Taylor suggère qu’au Canada, le peuple québécois et les peuples autochtones sont deux exemples parfaits du type de minorité menacée qui devrait recevoir une forme de reconnaissance visant à accommoder leur singularité culturelle. Pour les peuples autochtones en particulier, cela impliquerait de leur octroyer une «autonomie» culturelle et politique grâce aux institutions d’«autogouvernement». Ailleurs, Taylor suggère que cela pourrait signifier, «en pratique, qu’il faudrait créer une nouvelle forme de gouvernement au Canada, sans doute inférieure aux provinces, mais différente des municipalités». Le fait d’accommoder les revendications des Premières Nations de cette façon permettrait idéalement aux collectivités autochtones de «préserver leur intégrité culturelle», et donc de contrer la désorientation psychologique et la non-liberté qui résultent de l’exposition aux mécanismes structurels de la non-reconnaissance et de la reconnaissance erronée. En somme, pour Taylor, l’institutionnalisation d’un régime libéral de reconnaissance réciproque permettrait aux Autochtones d’atteindre le statut d’agents distincts et autodéterminés.
Même s’il faut admettre que la dimension normative du projet de Taylor représente une amélioration par rapport aux «stratégies antérieures d’exclusion, de génocide et d’assimilation» qui ont été mises en place au Canada, je soutiens plus loin que la logique selon laquelle la reconnaissance est conçue comme quelque chose qui est accordé ou offert à un groupe ou une entité subalterne par un groupe ou une entité dominant, que cette logique donc est vouée à l’échec, car incapable de modifier, encore moins de transcender, l’ampleur du pouvoir qui est en jeu dans les relations coloniales.
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POUR LE TERRITOIRE
Le fait de comprendre la «culture» comme la totalité sociale d’un mode de vie distinct qui englobe l’économie, le politique, le spirituel et le social est essentiel pour bien saisir la réaction de l’État devant le défi qu’ont posé nos propositions quant aux revendications territoriales. Comme la section suivante le démontrera, l’État a répondu à ce défi, comme l’aurait peut-être prédit Fanon lui-même, en établissant des limites structurelles aux termes et au contenu de la reconnaissance qu’il voulait bien nous octroyer par la négociation d’un règlement territorial. Tel que mentionné précédemment, la Couronne s’est d’abord et avant tout investie dans les affaires entourant les revendications territoriales pour «éteindre» les revendications de propriétés et de droits globales et vagues des Premières Nations en leur accordant un éventail limité de droits et d’avantages énoncés dans le texte de l’entente lui-même. Dans les années 1970, le Canada exigeait toujours des Autochtones qu’ils «cèdent» explicitement leurs droits et leurs titres pour parvenir au règlement d’une revendication. Du point de vue de la Couronne, cela constituait le moyen le plus sûr de garantir, sur le plan économique et politique, que les intérêts de l’État entourant l’ouverture des territoires autochtones à l’investissement économique et au développement capitaliste soient satisfaits. Bien que l’État n’exige plus aujourd’hui que les droits ancestraux soient formellement «éteints» comme condition préalable à un règlement, le but du processus n’a pas changé : faciliter l’«intégration» des peuples et territoires autochtones dans le mode de production capitaliste et veiller à ce que les «visions socioéconomiques» alternatives ne menacent pas le fonctionnement souhaité de l’économie de marché. […] Pour l’État, la reconnaissance et l’accommodation de l’«aspect culturel» dans les négociations territoriales n’incluaient pas la reconnaissance des économies et des formes d’autorité politique autochtones, comme le concept de mode de production et de mode de vie le suggèrent ; au contraire, l’État a insisté pour que toute accommodation institutionnelle de la différence culturelle autochtone soit compatible avec une seule forme politique – à savoir la souveraineté de l’État colonial – et un seul mode de production – à savoir le capitalisme.
Coulthard, Glen Sean, Peau rouge, masques blancs, Éditions Lux, Montréal, 2018